A Moment Of Bliss (ft. Beauregard)

« Tu vas arrêter la console pour aujourd’hui ma grande, il est l’heure. »

A dix-neuf heures, elle éteint, c’est la règle. Parfois, elle proteste, se rebelle un peu, mais la plupart du temps elle obéit sans rien trouver à y redire, comme ce soir. « Mais c’est pas juste ! Toi t’es tout le temps sur l’ordi ! », proteste-t-elle finalement. Ah, ben on dirait que j’ai tort. Je relève la tête de mon écran et lui sourit : « C’est mon travail, ma grande. Tu sais bien. Enfin, mon deuxième travail. » Ouais. En plus de mon activité chez Paradise Production, j'écris des livres. Evidemment, ce n’est pas ça qui paie les factures, et heureusement vu le rythme que j’ai … mais en ce moment, je suis inspirée. Un projet de science-fiction, complètement différent de ce que je fais d’habitude. Ça me plaît bien, de sortir de ma zone de confort. J’ai jamais aimé la monotonie, et ce dans n’importe quel aspect de ma vie.

« Eteins et va prendre ta douche », j’ordonne à Alicia en fermant mon ordinateur portable comme pour lui montrer l’exemple – j’en ai fini pour aujourd’hui. Elle soupire un peu. « Bon … d’accord … », finit-elle par se résigner. Je souris en la regardant partir, l’air faussement en colère. Elle fait semblant, je la connais bien. Elle sera toute contente quand elle reviendra ; surtout que ce soir son parrain vient nous rendre visite. Beau. Mon meilleur ami … et accessoirement un ex, même si on n’est pas restés ensemble très longtemps. A peine le temps d’un été en fait. On a vite compris qu’on s’entendrait mieux en tant qu’amis, alors c’est ce qu’on a fait. Et ça dure depuis des années …

Mais là, ça fait un petit moment qu’on ne s’est pas vus, alors je l’ai invité à prendre un verre ou deux à l’appart, histoire qu’on cause un peu et qu’il puisse voir Alicia. Ils s’aiment beaucoup, ces deux-là. Je dirais presque qu’il est comme un père pour elle parfois, mais ce serait sans doute exagérer. Alicia n’a pas de père, elle n’en a jamais eu ; euh, c’est peut-être un peu rude dit comme ça. Tant pis. Je me comprends. Bref … Beau ne devrait pas tarder à arriver. De quoi j’ai l’air ? Pas trop mal ? J’ai passé la journée en tailleur et talons, comme d’habitude, alors j’ai enfilé le truc le plus confortable que j’ai trouvé. Un jean un peu trop large, des ballerines, un tee-shirt blanc tout simple. De toute façon, je n’ai pas besoin de m’apprêter, je ne compte pas sortir ce soir.

Je me lève et vais à la cuisine, vérifier que j’aurai bien quelque chose à lui offrir. Bien, y a du vin, même du champagne, plein de jus de fruits (Alicia adore ça) et du coca s’il est plutôt d’humeur sucrée. Il devrait trouver son bonheur. Bon. Je retourne dans le salon pour l’attendre. Missile ronronne gaiement sur le canapé, comme d’habitude. Ce chat ne fait littéralement que manger et dormir. De temps en temps, il va sur le balcon pour observer la rue (et puis parce que c’est là qu’on a mis sa litière, bref.) Mais il est mignon, et presque sympa quand il en a envie. Mais passons. Je m’assieds à côté du félin, en profite pour refaire ma queue de cheval, attendant l’arrivée de mon ami.

L’interphone qui sonne quelques secondes après me fait comprendre qu’il est en bas de l’immeuble. Je me lève d’un bond, vérifie qu’il s’agit bien de lui (l’immeuble est équipé d’une caméra au-dessus de l’entrée qui s’active dès qu’on sonne, et on peut vérifier ça sur son téléphone et – comment ça on s’en fout ?). Ouais, c’est bien lui. Je lui déverrouille la porte et vient l’attendre devant l’entrée. Une petite minute plus tard, je l’entends frapper et vais lui ouvrir direct.

« Hé, Boubou, salut ! Comment tu vas ? », je lui demande en le prenant dans mes bras. Boubou. Il n’aime pas trop ce surnom … mais tant pis ! et je sais qu’on est un peu vieux pour se donner des surnoms mignons (et ridicules) comme une bande d’adolescentes, mais je m’en fiche. « Entre. La petite va être super contente de te voir ! » Elle ne sait pas que je l’ai invité. Ce n’est pas un oubli de ma part, j’ai juste voulu lui faire la surprise. Bon, elle n’est pas encore revenue de sa douche, mais elle ne devrait plus tarder. En attendant, je fais entrer Boubou et le fait s’asseoir. « Ça me fait plaisir de te voir. Ça faisait un peu de temps ! ».  

Hayley & Beauregard

« Louloute on avait dit qu'on arrêtait cette castration à coup de surnom ? Tu le dis à la faculté et je suis un homme mort sexuellement tu sais ? » Je souris. Je sais très bien qu’il n’apprécie pas vraiment son surnom ; disons qu’il n’est pas forcément très viril et qu’il conviendrait bien mieux à un chien ou à un chat. Ce qui le rend donc d’autant plus drôle. « Au moins tu arrêterais de me faire de l'ombre ! », je lui réponds en riant un peu. Bref. Je l’invite à entrer, et il se met rapidement à l’aise. « Je suis mieux que le papa noël pour ta fille, il faut te faire une raison, elle m'aime plus que toi. » Ha ha. Je lève un instant les yeux au ciel, faisant semblant de le trouver idiot, puis réponds sur le même ton : « T’as carrément raison. D’ailleurs elle devrait juste vivre avec toi. Oublie pas de l’emmener tous les jours à l’école pour neuf heures, fait attention à ce qu’elle fasse bien ses devoirs et qu’elle se brosse les dents. Tu veux que j’aille préparer sa valise ? Et oublie pas t’emmener le chat avec toi, elle voudra jamais s’en séparer. » J’éclate de rire, puis reprends plus sérieusement. « Mieux que le papa Noël hein ? Faut avouer que c’est pas très difficile. » On fête pas trop Noël chez nous – je suis juive, alors Alicia l’est aussi plus ou moins. Enfin, techniquement parlant – dans les faits, elle n’a pas de religion et c’est très bien comme ça. D’ailleurs, je ne sais pas trop pourquoi ce n’est pas le cas pour moi aussi. J’imagine mal mon anticonformiste et anti-establishment de père être très porté sur la religion ; en fait, je crois que c’est en hommage à l’un de ses grands-pères qu’il adorait. Il tenait à ce que la tradition juive de la famille perdure ; c’était à cause de ça qu’ils avaient dû fuir leur pays il y a tant d’années alors ils ne voulaient pas que ça se perde après tout ça. Ouais … c’est juste un foutu symbole. Enfin, ça n’a aucune importance. J’suis pas croyante de toute façon, et même si nous même on fait rien pour Noël, on y va avec plaisir quand d’autres nous invitent à venir le célébrer. Mais passons.

Ça fait un petit bout de temps qu’on ne s’est pas vus, Boubou et moi. Forcément, nous sommes tous les deux très occupés. De son côté, il avait des examens à faire passer et à corriger. « Et toi ton excuse ? Au fait du coup j’espère que tu n'as rien prévu à manger, je compte m’incruster et nous faire livrer. Elle est où l'amour de ma vie d'ailleurs ? Car je t'adore mais c'est elle que je suis venue voir. A moins que tu n'ai des choses à me raconter inavouable devant une enfant ? Dans ce cas je suis tout ouïe ! » Tsss. Sinon, mon excuse … euh … « J’ai juste eu beaucoup de boulot ces derniers temps. Ça passe comme excuse, monsieur le professeur ? », je lui réponds en poussant un peu le chat pour que je puisse m’asseoir. Le félin miaule de mécontentement, puis bondit hors du canapé pour aller se trouver un nouveau lit. « La petite est à la douche. Elle ne devrait pas tarder. » Je souris, jouant négligemment avec ma queue de cheval, et reprends : « Des trucs inavouables ? Hum j’ai bien peur que non. Pas sûr que t’ai envie de connaître les détails de la dernière fois où j’ai couché avec un mec. » Avec une fille, là ce serait sûrement différent, hi hi. Mais dans tous les cas, c’est mort pour ce genre de confidences parce qu’Alicia vient de revenir dans le salon, dans son petit peignoir rose, sentant bon son shampooing à la pomme.

« Beau ! » s’écrie-t-elle en voyant son parrain, avant de courir vers lui pour lui faire un câlin. « Je savais pas que tu serais là ! » Elle se retourne vers moi, avec un petit sourire adorable. C’est une surprise, lui dis-je avant de me lever. « Bon, je vais nous chercher à boire. Tu veux quoi Boubou ? » Je ne demande pas à Alicia car je sais déjà sa réponse. Un jus de pomme. Elle adore ça. Moi, je prendrai la même chose que Beau. Une fois la question répondue, je me dirige vers la cuisine pour aller chercher ce qu’il faut. Lorsque je reviens, Alicia est en pleine discussion avec son parrain.

« Tu sais que maman a une amoureuse ? Elle s’appelle Sixtine. Elle dit que c’est juste une amie, mais je les ai vues se faire des bisous. » Elle chuchote, enfin elle essaye, pour ne pas que j’entende. C’est un échec, mais je joue le jeu. « Qu’est-ce que vous vous racontez tous les deux ? », je demande, faisant semblant. « Rien ! » me répond aussitôt la petite – après un clin d’œil à son parrain que je ne manque pas de remarquer ; mais je fais encore une fois semblant de ne rien voir. « Vous ne complotez pas contre moi j’espère ? », je demande en posant les verres sur la table basse. « Ben non, je sais pas ce que ça veut dire ! », répond la petite avec aplomb. Ouf alors, me voilà rassurée.

Hayley & Beauregard

Un homme, une femme, une petite fille … de loin, on ressemblerait presque à une famille. N’est-ce pas au moins un peu le cas ? Même si Beau et Alicia ne sont pas liés par le sang, je sais qu’ils s’aiment tout comme. C’est bien ça le plus important. Et puis ça compense un peu l’absence d’un père – en partie ? Enfin ce n’est pas vraiment comme si ça l’avait gênée jusque-là. Elle est encore trop jeune pour se soucier de ces histoires, même si je sais bien qu’elle se demande probablement pourquoi elle n’est pas tout à fait comme les autres. Entre son père qui n’existe pas et sa mère avec son métier bizarre dont elle ne connaît pas les détails … (difficile de lui expliquer le domaine d’activités exact de Paradise). Mais ça n’a aucune importance, tout ça. Ça ne l’empêche pas d’être heureuse, je crois. Mais passons. En parlant de bonheur, la petite exulte à la vue de son parrain. S’ensuit un câlin que je regarde un peu attendrie. « T'as encore grandi toi ! », s’exclame Boubou. « Tu vas bientôt me dépasser !  Et ta maman voulait en effet te faire la surprise. Et elle réussit tout ce qu'elle entreprend... surtout toi ! » Ouais … Alicia est ma plus belle œuvre, on peut le dire. La meilleure chose qu’il me soit arrivée de ma vie. Et comme souvent avec les plus beaux moments d’une vie, elle est arrivée un peu par hasard. Bon … je laisse « ma plus belle œuvre » discuter un moment avec son parrain le temps que j’aille chercher de quoi boire à la cuisine. Lorsque je reviens vers eux, faisant mine de ne pas avoir entendu leur conversation, je leur demande ce qu’ils complotent.

« Nous ne complotions pas voyons, nous nous transmettions quelques informations au sujet de... bisous... », m’explique Beau alors que je lui tend son verre de whisky. Sans glaçons comme d’habitude. « Quels bisous ? Je ne vois pas de quoi vous voulez parler », fais-je en posant mes mains sur ma taille, feignant d’être choquée par leurs accusations. En vrai, cette fille … y a rien de sérieux entre nous. C’est une distraction sympathique, un divertissement. Un plan cul plus ou moins régulier quoi – mais allez expliquer ça à une enfant. De toute façon ce n’est pas la première fois qu’elle me voit avec un mec ou une nana. Elle sait que … que je change souvent d’amoureux, disons. C’est qu’elle ne sait pas bien évidemment, c’est qu’on ne se contente pas que de « bisous ». Normal. Elle est trop jeune pour savoir ce que c’est, le sexe et toutes ces histoires d’adulte. « Ben si, la dame de l’autre fois. », répond Alicia, ne comprenant évidemment pas l’ironie. « Maman a plein d’amoureuses et d’amoureux », explique-t-elle à Beau. Il le sait déjà, bien sûr. Parfois, je lui raconte, avec plus ou moins de détails. Surtout lorsque c’est avec une autre femme, car je sais que ça l’intéresse particulièrement. Les hommes aiment bien les lesbienneries. Mais pour l’heure, profitons de notre petite soirée familiale. C’est Beau qui paye le dîner, alors j’ai bien envie de me faire plaisir. Pour une fois que je n’aurai pas à cuisiner. J’aime bien ça, mais ça devient vite lassant. Surtout qu’Alicia fait parfois la difficile – du jour au lendemain, elle n’aime plus un certain truc. Ou bien à l’inverse elle ne souhaite plus manger qu’une chose en particulier. Je la soupçonne de le faire exprès, pour m’embêter. Les enfants sont des êtres maléfiques.

Une fois que la petite ait choisit son repas de ce soir, Beau me tend le téléphone et demande ma validation : « Ça te convient ? Ta fille sera bien nourrie avec ça ? Prends ton repas aussi ». Eh bien … « Oui, ça ira », je réponds simplement avec un sourire. « Tu penses pouvoir manger une pizza entière ? Woah ! », je demande à Alicia avec un ton exagérément impressionné. « J’ai très faim ! », qu’elle me répond. « Et toi, tu vas manger quoi ? » Hum … J’ai tout simplement envie d’un bon burger. Un gros, avec deux steaks. Et du bacon. J’adore le bacon (je m’excuse auprès de mes ancêtres). Ouais, ça ira bien. Une fois de temps en temps, ça peut pas faire de mal. Bon, la commande est passée. On commence à discuter tous les trois. Enfin, c’est surtout Alicia qui parle et nous deux qui écoutons. Elle aime beaucoup parler, un point commun avec moi. « On peut aller à Disneyland ? », me demande-t-elle d’un coup. « Euh, pourquoi ? » Elle écarquille les yeux, comme si elle était choquée de ma question. « Je veux trop y aller ! Sarah y est allée la semaine dernière et elle a dit que c’était trop bien ! Elle a vu Mickey et Donald ! Je les aime trop ! Moi aussi je veux les voir ! S’te plaît ! » Euh … d’accord … « Je fais mes devoirs et j’écoute bien en classe, alors je le mérite ! », Surenchérit-elle. J’imagine qu’elle n’a pas tort … même si bon, le contraire serait étonnant. Ce serait bien ma veine si dès la Year 3 elle commençait à ne pas bien travailler et à jouer les rebelles ou que sais-je. Mieux vaut qu’elle attende l’adolescence et le collège ou le lycée pour commencer à faire ça. Enfin, non ! je veux dire, mieux vaut qu’elle ne fasse pas ça du tout. C’est important l’école. Bref  … « Oh tu sais, Disneyland c’est pas si bien que ça ». Je commence ma défense. « Et puis bon … on peut attendre ton anniversaire, non ? C’est dans pas si longtemps et comme tu seras plus grande tu pourras faire plus d’attractions ! » Ah ah, j’l’ai bien eue, là ! Je suis sûre que c’est un argument imparable. Je la vois réfléchir, et ne pas savoir quoi répondre. Pendant ce temps, mon meilleur ami se marre doucement. « Je vous emmènerais bien mais … Maman préférerait p'tre y aller avec toi et...  Quelqu'un d’autre, qui sait ? », finit-il alors par dire à la petite. « Puis t'aimerais bien toi qu'il y est quelqu'un qui rend très très heureuse ta maman ? Enfin à part moi car je compte pas » Oh, la discussion devient sérieuse soudainement. Même pour la petite fille qui se calme tout d’un coup. « Elle déjà heureuse maman. », dit-elle après une gorgée de jus de pomme. « Mais j’aimerais bien qu’elle trouve un bon amoureux parce que je voudrais bien un petit frère. »

Ah. C’est nouveau ça. Surprise, je manque de m’étouffer avec mon whisky. « Ben ma puce, pourquoi tu me l’as jamais dit ? », je demande à la gamine. En haussant les épaules, elle me répond qu’elle ne sait pas. Bon … j’espère que ça va lui passer parce que moi j’ai pas du tout envie de ça. Certes, j’en avais pas envie la première fois non plus, mais c’est différent. Et puis … « Je commence à être trop vieille pour avoir un bébé maintenant » Trouvant décidément réponse à tout, la petite rétorque : « Faut que tu te dépêche alors ! », et je ne peux pas m’empêcher de rire.

Hayley & Beauregard