Doigt collé au trackpad du MacBook, Ezra fait défiler le vaste catalogue d’escort girls à louer. Le site est accessible au tout-venant. Dans la barre d’adresse du navigateur, un joli cadenas atteste de sa validité. Le design est fluide et efficace. Du travail de pro.
— On se croirait sur Airbnb, siffle le journaliste.
Les photos aguichantes des jeunes femmes invitent néanmoins à d’autres formes de voyage et de réjouissances. Difficile de ne pas saliver face aux courbes savamment mises en valeur. Peaux laiteuses, hâlées ou noirâtres exhibent leurs atouts sans complexe. Les visages ronds ou oblongs, avec un brin d’imagination, se conforment aux fantasmes inassouvis de rencontres demeurées chastes. Des fantasmes réalisables en trois clics.
Ezra allume une cigarette, fixe le plafond nu du salon pour se couper des malaisantes stimulations. Ce n’est pas un catalogue de chambres à louer que le journaliste consulte, mais une liste de femmes qui « offrent leur compagnie » en échange d’une liasse de livres à l’effigie de la Reine mère. Des femmes à peine sorties de l’adolescence pour certaines, issues de crapuleuses filières étrangères pour d’autres. Le commerce du stupre à l’ère du numérique. Un tabou que la société moderne ignore au même titre que ses sans-abri dans les couloirs souterrains du métro. Visibles de tous, et pourtant invisibles.
Les cendres tombent au creux d’une sous-tasse en porcelaine. Cigarette au coin des lèvres, Ezra reprend sa visite virtuelle avec une détermination farouche. Son majeur s’immobilise. Le buste se penche en avant ; les yeux se plissent. Il clique sur la fiche d’une femme originaire d’Ukraine. Âge : 29 ans. Mensurations : rien à foutre.
— Je me demande quelle est ton histoire… Sativa.
Le regard dérive sur la dernière édition du London Times, déplié sur la table basse. Un petit article dans la rubrique judiciaire titre :
Affaire la prostituée ukrainienne : relaxe pour le policier suspecté de viol avec coups et blessures
— Tu parles, Charles, maugrée le journaliste.
Malgré le soutien énergique d’une association féministe, la malheureuse Ukrainienne n’a pas fait le poids face à la vénérable institution de Scotland Yard. Le doigt d’Ezra glisse sur le trackpad. Fièrement collé à sa gauche, un sticker représente une plume posée sur le tranchant d’une épée. Après un grognement d’approbation, Ezra clique sur le gros bouton vert Book her. Il souffle comme une cheminée en avisant le tarif demandé pour une nuit. Le journaliste réduit ses ambitions à deux heures.
Encore plus simple qu’une réservation sur Airbnb.
* * *
Assis au comptoir du bar, Ezra observe la clientèle pittoresque du Poltava. Une musique discrète accompagne des chansons slaves aux refrains indémodables. En cherchant un lieu familier et sécurisant pour Sativa, il n’imaginait pas tomber sur un club du troisième âge. Clientèle paisible, ambiance familiale, musique traditionnelle, clame la page web de l’établissement ukrainien dans un anglais approximatif. L’endroit parfait pour une interview ! s’était alors réjoui le journaliste. Il n’en est plus si sûr.
Les doigts pianotent nerveusement la toile noire de son jean tandis qu’Ezra dresse un inventaire mental des jeunes et des femmes. Le compte tient sur les doigts d’une main. Dans une salle remplie aux trois quarts.
L’épaisse porte menant à la rue s’ouvre de l’extérieur. Une silhouette fine, féminine, se découpe dans l’encadrement. Peau claire, cheveux noir corbeau. Joliment apprêtée. Jolie. Les visages rougeauds s’orientent machinalement dans sa direction. Vingt paires d’yeux brillent d’un éclat typiquement masculin, puis s’éteignent en deux battements de paupières. Chacun retourne à ses activités, avec une préférence pour le bavardage, les rires gras et les activités de déglutition.
Paye tes préjugés sur les vieux aurochs ukrainiens, Ezra !
Le journaliste s’esclaffe, lève une main pour attirer l’attention de l’escort qui approche du comptoir. Il affiche un sourire sincère. Clientèle paisible, ambiance familiale, musique traditionnelle. En fin de compte, son instinct l’a bien guidé.
Ezra descend de sa chaise, tend la main à Sativa et fait montre de son amabilité naturelle. Mille questions fleurissent déjà dans son esprit.
— Dobryy vechir, pryyemno poznayomytysya, récite-il dans un ukrainien passable.
Après dix minutes à répéter la traduction de Bonsoir, ravi de faire ta connaissance sur Google Translate, Ezra n’a pas à rougir de sa prestation. Son regard clair sonde l’arrivante. L’odorat expérimenté tente de mettre un nom sur la flagrance de son parfum. Mille informations lui parviennent à travers ses sens, comme les pièces d’un puzzle à assembler.
— Tu veux boire ou grignoter quelque chose ? Le Poltava n’est pas un restaurant, mais leur carte comprend quelques encas traditionnels. D’après leur composition, le patron mène une guerre impitoyable contre l’hypoglycémie de ses clients. (Ezra roule des yeux.) Une table nous attend, précise-t-il en désignant le coin fumeurs de la salle, éclairé d’une lumière chaude.
Commande est passée. Ezra réclame pour lui-même un Kissel fait maison en plus d’un lot de quatre biscuits Khrusty. Le duo s’installe de part et d’autre de la petite table. Galant, Ezra tire la chaise de son « invitée ». L’excitation picote la peau du journaliste. Il a vécu cette scène des centaines de fois avec des centaines de personnes différentes, mais chacune est unique. Chaque personne est unique. Son intuition lui souffle que l’âme de sa vis-à-vis porte les stigmates d’une vie hors du commun. (L’intuition d’Ezra fait mieux que l’horoscope du magazine Elle, mais n’assurerait pas son succès dans un cabinet de voyance.)
— Je vais jouer franc jeu avec toi, Sativa. Je suis journaliste. J’écris une série d’articles sur le monde de l’escorting. On a deux heures devant nous, et j’aimerais entendre ce que tu as à dire. Sur toi, sur ton travail. Tout ce que tu voudras bien confier. Ton anonymat sera préservé si tu le désires. Ce que tu vis, les épreuves que tu as traversées peuvent intéresser beaucoup de gens. Moi, en tout cas, ça m’intéresse.
Ezra a croisé nombre de prostituées au cours de ses pérégrinations londoniennes. Des femmes souvent au bord de l’abyme, perchées sur de hauts talons. Été comme hiver, un mini-short leur comprime les hanches et se perd dans la raie des fesses. Sur les territoires des puissants réseaux mafieux, beaucoup se grattent nerveusement des bras horriblement piquetés. Elles campent un bout de trottoir, piétinent les venelles glauques des bas-quartiers. Les plus désespérées offrent sans chichi la pipe à dix livres avec le sourire d’une bouche d’égout. Toutes ces sirènes de la nuit chantent à qui les entendent des promesses d’amour mémorable. Leurs yeux sont vides, leurs âmes éteintes.
Sativa ne ressemble à aucune de ces tristes figures de la prostitution londonienne, la plus visible. Son regard sombre, insondable, couve une intelligence vive et fière. Son corps svelte porte le raffinement vestimentaire avec l’élégance d’une reine. Ses cheveux de jais brillent sous les lumières artificielles du pub, en rehaussant l’éclat. Son maintien droit, mettant son buste en valeur, transpire à la fois la séduction et la dignité. Ses minauderies charment sans recourir à des artifices vulgaires. Il s’agit peut-être d’une façade, mais une façade terriblement aguicheuse.
Les photos du site ne te rendent pas justice, Sativa.
Ezra remercie aimablement le serveur, lorgne l’assiette remplie des biscuits traditionnels avec un intérêt aventureux. Goûter à la cuisine d’un pays, c’est toucher du doigt un pan majeur de sa culture.
Sativa encaisse l’aveu du journaliste. Passée la surprise, elle ne se démonte guère. L’escort se paie le luxe de conserver une attitude altière et faire… mousser son vis-à-vis. Pour mieux le tester ?
Ezra déglutit. Les rôles s’inversent. C’est de bonne guerre. Une interview est une danse, un échange. Pas un interrogatoire. Le questionneur se soumet volontiers au jugement. La curiosité qui pétille dans le regard sombre excite son instinct de journaliste. Il pioche un biscuit et invite Sativa à se servir, si elle le désire.
— Si j’étais un client lambda, je redoublerais d’attentions pour t’offrir du plaisir. La bienveillance et l’élimination des tensions par des moyens agréables sont les clés d’une coopération optimale. Nos lointains cousins les bonobos l’ont compris mieux que nous.
À croire que cette race de singes est à l’origine du dicton « Faites l’amour, pas la guerre » ! Ezra sourit, puis croque la friandise. Sa mise en scène n’a pas été vaine. Il reconnaît en Sativa les velléités d’indépendance qui ont toujours guidé les choix de sa propre existence. Son sens de la répartie va réclamer des efforts, mais il en va comme pour l’extraction de pierres précieuses au cœur de la roche dure : le labeur est toujours récompensé. Tout en mâchouillant son biscuit, le journaliste considère la bière entamée avec défi. Une flamme joueuse danse à l’intérieur de ses prunelles. Le stress augmente la cadence de son rythme cardiaque. Ezra adore. Il s’adosse à sa chaise de manière décontractée, d’ores et déjà satisfait de cette rencontre.
— Mais nous ne sommes pas là pour débattre de sciences sociales. Il ne s’agit même pas de débattre, d’ailleurs. Il s’agit de comprendre, d’informer, et de faire évoluer les consciences. Pour les gens de ma génération, l’image classique de l’escort-girl c’est Julia Roberts dans Pretty Woman.
Il plisse les yeux en détaillant le faciès typé de sa vis-à-vis.
— Les moins éduqués ont aussi le cliché de l’étrangère qui s’envole de son pays arriéré pour profiter de l’électricité, de l’eau courante, des joies du capitalisme à l’anglo-saxonne. Des femmes frivoles, sans vertu, qui viennent à Londres pour s’habiller chez Harrods au prix de quelques enculages festifs avec les costards-cravates de la City.
D’un geste ample du bras, il désigne le vaste monde qui s’étend au-delà du Poltava.
— Je sais que la réalité est plus complexe, parce que je suis curieux et que j’observe les gens. Je suis curieux et j’observe les gens parce que chaque étincelle de vie m’intéresse. Je suis assez intéressé pour organiser un rendez-vous avec une femme que je connais pas, dans un endroit que je ne connaissais pas, avec le risque que ça n’aboutisse à rien. Un risque que je courrai avec d’autres femmes qui exercent ton métier, jusqu’à obtenir assez de confidences pour rédiger une série d’articles solides.
Le journaliste goûte son breuvage aux multiples saveurs fruitées. Inhabituel, mais rafraichissant et plutôt bon ! Il repose le verre, avance sa chaise au ras de la table, puis penche le buste en avant.
— L’ignorance est un fléau, Sativa. Nous vivons dans un monde de fables et de fictions qui se transmettent à travers les écrans de télévision, de nos fils Facebook. Les gens ont toujours les histoires. Les aèdes de la Grèce antique faisaient déjà leur beurre sur les récits des Olympiens et des héros. Mais aujourd’hui, nos concitoyens raffolent encore plus des histoires vraies. Le récit authentique d’une escort-girl, c’est une accroche qui guidera les lecteurs vers la connaissance du monde réel. Il faut que des femmes comme toi se dévouent pour contrer les scénarios fantasmés à la Pretty Woman.
Ezra tire son iPhone de sa poche, pianote l’écran. Il pose l’appareil sur la table, le pivote à 180° et le pousse sous le nez de Sativa.
— Voilà pourquoi c’est nécessaire.
Sur l’écran s’affiche l’en-tête d’un article de presse issu d’un journal populaire : Affaire la prostituée ukrainienne : relaxe pour le policier suspecté de viol avec coups et blessures.
— Crois-moi, il suffit de jeter un œil aux commentaires pour perdre foi en l’humanité. Je t’en fais le résumé : cette pute suçait des queues parce qu’elle était trop débile pour faire des études ; les étrangers sont trop feignants pour avoir un boulot honnête. Certains ont même plaisanté sur le paiement supposé de sa place de trottoir.
La voix du journaliste s’éraille d’indignation. Il boit une gorgée de son Kissel.
— Pourtant, ce ne sont pas les commentaires odieux d’une minorité de connards qui m’inquiètent le plus. C’est l’indifférence que cette affaire a suscitée. Pourquoi les Londoniens s’en foutent, en dehors d’une poignée de féministes ? Pourquoi ce manque d’empathie et de compassion ? Les raisons sont multiples, je n’ai pas la prétention de toutes les comprendre. En revanche je suis sûr d’une chose : on se préoccupe plus des personnes que l’on connaît, que l’on identifie comme faisant partie de notre communauté. Prostituée ou… escort-girl d’origine ukrainienne, vous êtes des personnes comme nous. Avec la même sensibilité, les mêmes rêves. Vous avez des familles, des amis, une vie jalonnée de joies et de souffrances, de succès et d’échecs. Vous respirez le même air, contemplez les mêmes levers de soleil sur la Tamise. On vous croise dans les allées de nos magasins, sans deviner la nature de votre activité. Et quand on est bien élevé, on vous cède aussi notre siège dans un bus bondé.
Ezra pointe du doigt l’écran du téléphone.
— Demain, dans un mois, ce pourrait être toi ou une de tes amies. Si on veut que ça change, que le regard de la société change, les Londoniens doivent apprendre à vous connaître. À connaître vos histoires. Et à travers vos histoires, à faire naître un sentiment de respect et de solidarité envers toutes les travailleuses du sexe.
Il fixe l’escort d’un regard déterminé.
— Ça peut commencer par toi. Ni toi ni moi ne changerons le monde d’un coup de baguette magique, mais tout progrès est le fruit d’une accumulation de courage et d’audace.
La main du journaliste dérive vers la bière de Sativa. Yeux dans les yeux, il s’empare du verre et le vide sans ciller.
— Convaincue ? Ou on rentre chez nous pour regarder Britain’s Got Talent ?
Il pioche un nouveau Khrusty dans l’assiette et l’enfourne dans sa bouche.
— Chi tu pars, je te concheille de goûter à un de ches bichcuits avant de me faucher compagnie : ils chont délichieux !
L’Anglais continue de mâchonner avec un plaisir. Quoi que décide Sativa, cette découverte culinaire valait le déplacement !
Le rire de Sativa sonne comme une acceptation, ses éclats francs agitent la poignée de main invisible qui scelle un accord. Elle va parler. Certes, Ezra a déjà interviewé des types capables de rire et de vous égorger dans le même temps. Sativa n’est pas taillée de ce bois grossier et cruel, en forme des pieux acérés que ses ancêtres slaves enfonçaient lentement dans le cul de leurs ennemis. Autres temps, autres mœurs. Sauf pour le plus vieux métier du monde, peut-être, qui n’a pas tant évolué : les hommes ont toujours éprouvé le besoin bestial de fourrer leur queue dans les orifices féminins. De gré pour la plupart des amants et des époux, par la violence et d’impensables moyens de coercition dans le cas d’une minorité abjecte.
Ezra sourit. Sativa a un beau rire, en phase avec le visage qui répand ses sonorités enchanteresses : élégant, classieux, avec une touche de mystère qui donne envie de l’entendre encore et encore afin d’en percer les secrets. Elle commande déjà une autre bière ? Tant mieux. L’alcool désinhibe. Dénoue les langues – pas seulement pour parler. Un bref instant, Ezra se glisse dans la peau du client ordinaire. Celui qui pousserait sans doute l’avantage jusqu’à chauffer Satina. Une compagne enjouée, même pour un homme qui songe uniquement à se vider les couilles, doit être plus agréable qu’une ventouse collée à son entrejambe en jetant de fréquents coups d’œil à la pendule. Une petite voix souffle au journaliste que cet individu se planterait royalement : Sativa donne l’impression de connaître ses limites et rester à distance prudente de l’ivresse, comme un instinct de survie qu’elle aurait développée.
L’escort reprend la parole en évoquant le fil conducteur de son existence. Le sourire du journaliste se dissipe comme la lumière d’une bougie soufflée par une bourrasque glaciale. Sativa avait connaissance de l’affaire sordide impliquant une prostituée ukrainienne. Évidemment. Dans le milieu, tout le monde doit être au courant. Le jugement rendu est une victoire supplémentaire pour les proxénètes et tous les salopards qui abusent des travailleuses du sexe. Une ombre dans son regard, une intonation rauque dans sa vie montrent que Sativa a subi des violences similaires. Au moins avant. Cette intuition d’Ezra le frappe comme un coup de marteau odieux, indigne. Néanmoins les paroles de l’escort appliquent sur la blessure émotionnelle un baume de réconfort : malgré sa part de ténèbres, malgré les réseaux mafieux tentaculaires qui infiltrent toutes les strates de la société, Londres est une ville relativement sûre. Un endroit qui permet à chacun de mener une vie décente, de s’enrichir des multiples savoirs qu’offre la diversité du monde.
— En tant que citoyen anglais, je suis heureux et fier que mon pays t’offre une existence plus… convenable. Je suis bien placé pour savoir que tout n’est pas rose, dans nos quartiers. C’est une lutte sans fin que nous devons mener pour améliorer les conditions de vie de tous. Un membre du Parlement m’a dit un jour que Londres est un phare à la lumière certes ternie, mais qui persiste à briller dans la nuit et à guider les âmes perdues dans la tempête.
Le regard d’Ezra jusqu’au plafond du bar-restaurant, n’y trouvant qu’une peinture jaunie par les ans en guise d’aide-mémoire.
— En tout cas, il disait quelque chose d’élégant de ce style. Je suis un journaliste, pas un politicien ou un poète. Et je préfère les mots qui sortent spontanément de la bouche des gens aux envolées lyriques.
Petit sourire en coin alors qu’il fixe les lèvres joliment glossées de Sativa. Au fond, la différence est mince entre la muse de l’artiste et le sujet d’interview d’un journaliste. Mille questions bourdonnent à l’intérieur de son crâne : si l’escort a mené l’existence glauque dont elle vient de tracer une première vague esquisse, comment s’est-elle instruite ? Construite ? Car la femme en face de lui possède une intelligence vive, un esprit fin et aiguisé capable de donner le change aux costards-cravates de la City. Il y a aussi son élégance, saisissante, la justesse de son maquillage qui la hissent plutôt dans les escorts « haut de gamme ». Ce ne sont pas des compétences qu’on acquiert dans un bordel miteux d’Ukraine. Quelque chose l’échappe. Attise la flamme de sa curiosité. Les minutes s’égrènent sans qu’ils entrent dans le vif du sujet. Cependant la plaisanterie de Sativa sur sa virginité dissipe l’anxiété du journaliste. Il faut un moral d’acier pour évoquer sa condition singulière avec franchise et légèreté. Avec ce genre d’interlocutrice, chaque seconde vaut de l’or.
— Il y a toujours une première fois à tout. (Clin d’œil amusé.) J’imagine qu’à ma place, un mac tenterait de te rassurer en disant que tu n’es pas la première qu’il va dépuceler. Heureusement pour nous, mon métier est moins tordu et moins traumatisant. Même si parfois, il l’est.
L’expression d’Ezra change du tout au tout, passant de la badinerie au plus grand sérieux. Il avance sa main sur la table, frôle le bras de son interlocutrice sans imposer le contact. Sa voix s’adoucit comme une brise au début de l’été.
— Je sais qu’il est parfois difficile et éprouvant de se confier. Je t’aiderai à organiser tes pensées, mais à aucun moment je ne te forcerai la main à la manière d’un psy ou d’un détective. On pourra s’interrompre quand tu le souhaites. Débattre des chapeaux de la Reine ou rire des cheveux du Prime Minister afin de dissoudre la boule qui t'obture la gorge. Si tu ne veux pas aborder certains sujets, on passera à côté – sans nous interdire d’y revenir plus tard. Et si tu te sens vraiment mal à l’aise, nous pourrons quitter les lieux afin de respirer l’air pollué, mais quand même frais, de notre phare terni qui brille pour les âmes mornes.
Le journaliste retire sa main, qu’il glisse à l’intérieur de sa veste afin de récupérer un paquet de Malboro ainsi qu’un zippo gravé d’une plume.
— À propos d’air pollué… tu permets que je fume ? Si la clope te dérange, je m’en passerai sans péter une durite. Je fricote volontiers avec le démon de la nicotine, mais ce salopard peut toujours courir pour faire main basse sur mon âme.
Les lèvres d’Ezra s’étirent joyeusement. De sa main libre, il pianote l’écran de l’iPhone et lance l’application d’enregistrement audio. Ses yeux clairs se lèvent sur Satina.
— Tu permets que j’enregistre ? C’est plus facile pour bosser que les notes écrites, et moins intimidant. Rien ne fuitera. Je te ferai lire et approuver mon article avant publication. Certains journalistes ne respectent pas scrupuleusement notre éthique, mais ceux-là dégagent vite du circuit. Ou alors on les voit lécher le cul de gens célèbres sur les plateaux de télévision. Si jamais tu as un doute avant de commencer, tu peux consulter mon pédigrée sur le site de True London Stories. On est indépendants, 100% sur le web et on essaie de faire les choses bien. Quitte à ce que ça dérange. Surtout quand ça dérange, précise-t-il avec une moue provocatrice.
Il s’adosse à son siège, cale la cheville de sa jambe droite sur le genou gauche.
— C’est généralement plus simple de procéder par ordre chronologique. Si tu commençais par me dire où tu es née ? Dans quel genre de famille as-tu grandi ? À quel âge et de quelle manière tu t’es retrouvée embarquée dans cette activité ?